Nella sua lectio magistralis per COMP(H)OST, la filosofa, psicologa ed etologa belga Vinciane Despret affronta le nozioni di territorio e di territorialità in rapporto con la storia dell’osservazione del comportamento degli uccelli e dei loro modi di organizzarsi e vivere insieme, a partire delle riflessioni contenute nel suo ultimo libro Habiter en oiseau, edito in Francia nel 2019 da Actes Sud (testo in francese).
In her lectio magistralis conceived for COMP(H)OST, the Belgian philosopher, psychologist and ethologist Vinciane Despret tackles the notions of territory and territoriality in relation to the history of observation of bird behaviour and their ways of organising and living together, starting from the reflections contained in her latest book Habiter en oiseau, published in France in 2019 by Actes Sud (Text in French).
REVENIR A LA TERRE, AVEC LES OISEAUX
Vinciane Despret
A l’origine de l’enquête dont je vais vous raconter quelques moments, il y a eu un chant de merle, un matin de la fin février, il y a quelques années. Le chant du merle m’a réveillée et je n’ai pu me rendormir. Ce merle chantait de tout son cœur, de toutes ses forces, de tout son talent de merle. Un autre lui a répondu un peu plus loin, sans doute d’une cheminée des environs. Ma fenêtre est restée, à partir de ce jour, chaque nuit ouverte. A chacune des insomnies qui ont suivi ce premier matin, j’ai renoué avec la même joie, la même surprise, la même attente qui m’empêchait de retrouver (ou même de souhaiter retrouver) le sommeil. L’oiseau chantait. Le silence retenait son souffle, je l’ai senti trembler pour s’accorder au chant.
Mais ce n’est pas seulement l’enthousiasme de ce chant qui m’a tenue éveillée, ni non plus l’attention soutenue de ce merle à faire varier la série des dernières notes, a véritablement créer une mélodie dont chaque séquence différait de la précédente, chacune s’inventant sous la forme d’un contrepoint inédit. J’ai eu le sentiment le plus intense, le plus évident, que le sort de la terre entière ou peut-être l’existence de la beauté elle-même, à ce moment, reposait sur les épaules de ce merle. Le philosophe Etienne Souriau parlerait sans doute, à son propos, d’enthousiasme du corps ; certains ornithologues évoquent d’ailleurs, à propos de l’alouette des champs, l’exaltation. Pour ce merle, c’est le terme « importance » qui devrait s’imposer. Quelque chose importe, plus que tout, et plus rien d’autre n’importe si ce n’est le fait de chanter. L’importance s’était inventée dans un chant de merle, elle le traversait, le transportait, l’envoyait au plus loin, à d’autres, à l’autre merle là-bas, à mon corps tendu pour l’entendre, aux confins où le portait sa puissance.
Ce que ce merle m’a rappelé ou m’a plutôt fait vivre, à sa manière, c’est à quel point il importe que les choses importent. Que nous soyons là, disponibles, pour accueillir, pour entendre, l’entêtement des choses à importer, que nous soyons responsables de l’accueil de ces importances, et non leur auteur.
Le merveilleux philosophe William James nous demandait, avec le tact et le goût pour la vie qui était le sien : est ce que les pierres sont précieuses et ce serait pour cela que nous les aimons, ou est-ce que c’est parce que nous les aimons qu’elles deviennent précieuses ? ; est ce que cette plaisanterie est drôle, ou est-ce notre humeur qui la rend risible ? ; Sont-ce nos amis qui rendent le vin joyeux ou est-ce le vin qui rend leur compagnie si heureuse ? Il répondait : nous pouvons dire les deux. Mais nous pouvons aussi choisir : nous pouvons choisir, mais nous ne devrons pas oublier que c’est notre choix qui a déterminé la question de l’origine et l’a transformée en cause. Ce qui compte, c’est de ne pas perdre de vue que nous avons été là pour accueillir ce qui importe, pas pour le déterminer. Et parce que nous avons été au rendez-vous, l’importance a pu se manifester.
Je pouvais sentir ou du moins être traversée, dans ce chant, par la puissance de quelque chose qui importe, sans pouvoir déterminer ce qui pouvait importer pour lui, ou même peut-être encore plus précisément, à quel appel d’importance le merle répondait. Tout ce que je pouvais dire, et c’est le philosophe Baptiste Morizot qui me l’a soufflé, c’est que peut-être, un affect avait traversé la barrière interspécifique, un fonds ancestral commun disponible aux importances se manifestait dans mon émerveillement.
De ce fait, cette expérience d’importances, non pas partagées mais en quelque sorte relayées d’un merle à une humaine, le sentiment que je devais faire quelque chose à partir de cette expérience, me conduisent aujourd’hui à inscrire cette enquête sous le signe d’une autre dénomination de notre époque, une dénomination que propose Donna Haraway et que je saisirai comme une proposition active qu’il s’agira d’ouvrir et dont il s’agira d’explorer les prises, les infléchissements qu’elle autorise, ses possibles et les engagements auxquels elle nous convie: l’ère du phonocène.
Haraway évoque, lors d’un entretien pour le journal Le Monde, le fait que le Chthulucène aurait pu s’appeler le Phonocène, l’ère du « phonos », du son. Et c’est bien, dit-elle, ce que le terme Chthulucène devait prendre en charge : « avec le terme Chthulucène, je voulais que l’oreille entende le son de la terre, des terrestres, pas seulement de ceux qui vivent au fond de la terre mais de tous ceux qui sont liés à la terre, y compris l’atmosphère. Je voulais que cela célèbre cette parentalité multiple (le « kin ») qui va de concert avec la temporalité de la terre, avec ce présent épais, dense, durable : le Kinocène. (…) Je voulais que nous soyons reliés aux puissances du sonore ». Elle n’en dit pas plus, aussi cette enquête à partir d’un chant de merle pourrait-elle se constituer comme un relais possible, une reprise de la proposition, les premiers pas d’une exploration, avec des oiseaux, de ce que pourrait signifier habiter le phonocène.
Habiter le phonocène, c’est certes faire confiance à la musicalité du monde (comme à ses grondements) et essayer d’apprendre d’eux, c’est quitter la sphère où le logos de l’anthropos a tout privilège, pour renouer langue avec les autres qu’humains. Mais ce n’est pas nécessairement étudier les sons et les chants, quoique cela soit une des voies possibles. Ce serait plutôt, à partir d’eux, garder précieusement ce qu’ils nous font sentir, ce à quoi il nous demandent de rester fidèle —ainsi, ne pas oublier leur beauté — et, surtout, ce qu’ils mettent à l’épreuve de nos habitudes perceptives— le fait, par exemple, qu’un monde sonore nous met dans une autre relation au réel que ce que fait habituellement le monde perceptif de la vision. Mon doctorant, le philosophe Thibault de Meyer commentant le livre de Salomé Voegelin, Sonic possible worlds, écrivait qu’il réalisait que « les sons nous mettent en quête de réalité (ce qui est très différent de la quête de la vérité) ». Il faut prendre, précisait-t-il, cette affirmation au sens le plus littéral : lorsqu’on entend un bruit, on n’est en général pas très sûr de savoir d’où il provient. Ce doute qui accompagne les bruits nous pousse à aller voir plus loin. « Une sensibilité sonore met l’emphase sur ces deux aspects de l’expérience, le doute et la curiosité, contrairement à la sensibilité visuelle qui met l’accent plutôt sur la certitude, sur ce qui est vrai (la vision est souvent comprise comme la mesure de la vérité, ”il faut voir pour croire”) ». Il écrit encore : « La sensibilité sonore nous invite donc à penser autrement la vérité. La vérité des sons n’est pas du tout une vérité-correspondance car les sons n’ont pas réellement de référents. Leur vérité est une vérité générative, les sons deviennent vrais à mesure qu’ils changent le monde » . Une vérité « générative » ; une vérité qui crée du réel, qui rend le réel plus présent, plus divers, plus riche, voilà, je crois, ce que mon enquête me conduit à chercher.
Habiter le phonocène pourrait être, alors, à partir d’un chant de merle qui témoigne d’une importance, faire récit : relayer des récits qui portent la marque de ce qui importe aux oiseaux et qui font honneur à cet entêtement à chanter, des récits qui non seulement multiplient les manières d’être mais déploient des puissances génératives, puissances inductrices d’autres récits et d’autres façons de cohabiter.
Je suis philosophe des sciences et non musicienne ou poète, ces récits, je les demanderai donc aux scientifiques qui ont fait des oiseaux des compagnons de savoir. Je peux d’autant mieux le faire que certains de ces scientifiques ont eux-mêmes été touchés, impressionnés par cet entêtement à chanter et par d’autres conduites qui y étaient associées. En les lisant, je découvre une des choses possibles dont le merle, près de ma fenêtre, juste au moment de l’approche du printemps, chantait l’importance : il chantait son territoire. Voilà un joli problème qui nous ramène à la terre à l’ère du phonocène : le territoire. Et je serai donc alors attentive à dire cette importance de telle sorte à ne pas déterminer trop vite qui fait quoi dans cette histoire, à ne pas aller trop vite pour distribuer la question de la propriété, parce que, nous allons le voir, cette question de la propriété reçoit, avec les oiseaux, la chance d’être rejouée autrement. Je dirais donc : peut-être un merle chantait-il son territoire, mais peut-être également : un territoire faisait chanter son merle.
C’est important. Car lorsqu’on entend évoquer le territoire, souvent quantité de choses qui ont été peu pensées, qui apparaissent comme aller de soi, passent dans le discours, avec des questions de propriété privée, des questions de frontières, des questions d’exclusion. S’il s’agit de vouloir habiter la terre à l’ère du phonocène, on doit être très attentif. On doit savoir qu’avec la question du territoire, on n’est pas avec des idées neutres. Que la manière de penser et de parler du territoire véhicule quantité de choses.
Je ne vais prendre que deux exemples pour signaler cette nécessité de faire attention. D’une part, je remarque que le terme territoire, avec l’idée qu’il s’agit d’une sorte de propriété privée à défendre n’apparaît, pour les oiseaux, qu’au 17e siècle. Avant cela, beaucoup d’auteurs avaient remarqué que l’on ne trouvait dans certains lieux, qu’un seul couple d’une même espèce, comme s’ils empêchaient les autres de s’y installer. Ainsi disait-on, et c’était un adage, on ne trouve jamais deux rossignols mâles dans le même arbre. Mais le terme territoire ou propriété n’était pas évoqué. On le voit donc apparaître au 17e siècle, chez plusieurs auteurs : dans un traité d’oisellerie de John Ray, en 1678, on le retrouve également chez Giovanni Pietro Olina qui publie à Rome en 1622 un traité d’ornithologie, Uccelliera, ovvero, Discorso della natura, e proprietà di diversi uccelli. Ce traité s’avère être un livre sur les différentes manières d’attraper et de prendre soin des oiseaux afin de constituer des oiselleries. Olina a écrit que « c’est le propre de cet oiseau d’occuper ou de s’emparer, dès son arrivée, d’un endroit qu’il considère comme sa propriété et dans lequel il ne tolère aucun rossignol si ce n’est son conjoint ». Peu de temps auparavant, en 1601 Antonio Valli da Todi, dans un livre sur le chant des oiseaux, écrit: « le rossignol choisit une propriété, dans laquelle il ne veut qu’entre aucun autre rossignol si ce n’est sa femelle, et si d’autres rossignols viennent à entrer, il se met à chanter au centre de ce site ».
Je ne sais si c’est une coïncidence, mais le terme territoire apparait, pour les oiseaux, avec une connotation très marquée de « propriété exclusive dont on s’empare » au 17e siècle, c’est-à-dire au moment même où, selon Philippe Descola et de nombreux historiens du droit, les Modernes résument l’usage de la terre par un seul concept, celui de l’appropriation. En deux mots, cette nouvelle notion se développe à partir du juriste Grotius et du droit naturel, et redéfinit le droit de propriété comme un droit individuel. Ce nouveau droit repose sur l’idée d’un contrat qui redéfinit les humains comme des individus, et non des êtres sociaux, alors que la « propriété » du droit romain qui prévalait jusqu’alors résultait d’un partage et non de l’acte individuel. Ensuite, cette nouvelle conception de la propriété repose également sur une nouvelle théorie philosophique du sujet, celle de l’individualisme possessif qui reconfigure la société politique comme un dispositif de protection de la propriété des individus. La notion de propriété privée, en même temps accompagne une autre manière de faire de l’agriculture, de nouvelles techniques d’exploitation de la terre, qui exigent que la terre soit délimitée et que sa possession soit garantie. Bref, d’une terre en partage, on est passé en un siècle à l’idée de propriétés individuelles. Philippe Descola souligne que cette conception a acquis une telle force d’évidence qu’il est aujourd’hui difficile de s’en déprendre.
On connait les conséquences dramatiques de cette nouvelle conception de la propriété, ce qu’elle a favorisé et ce qu’elle a détruit. On connait l’histoire des enclosures, ce qui a signifié l’expulsion des communautés paysannes des terres dont elles avaient jouissance coutumière, et l’interdit qui les a frappées de prélever dans les forêts les ressources essentielles à leur vie. Avec cette nouvelle conception de la propriété, on assiste à l’éradication de ce qu’on appelle aujourd’hui les « Communs », qui faisaient l’objet d’usages collectifs, coordonnés et auto-organisés de ressources communes, comme des canaux d’irrigation, des pâtures communes, des forêts,…. En Angleterre, écrit Polyani « en 1600, la moitié des terres arables du Royaume étaient encore en jouissance collective, il n’en restait plus qu’un quart en 1750 et presque plus aucune en 1840 ». Des multiples façons d’habiter et de partager les usages de la terre qui s’étaient au cours des siècles inventées et cultivées il ne restera que des droits de propriété, certes quelque fois limités, mais toujours définis comme droit exclusif d’user, voire d’abuser.
Cette conception, dit donc Descola, a acquis une force d’évidence qui la rend difficilement questionnable. Et il est vrai que je trouve dans certains écrits, par exemple dans des écrits récents du philosophe Michel Serres, l’idée que l’instinct territorial montre notre origine animale, et que de cette origine viendrait notre besoin de nous approprier des lieux. Sauf évidemment, qu’il faudrait comprendre comment les animaux ont bien réussi à s’adapter et à adopter la profonde modification de penser qui est arrivée au 17e siècle en Occident. Faire d’eux des petits propriétaires bourgeois qui donneraient ainsi une origine naturelle à nos comportements d’appropriation n’est peut-être pas très rationnel.
Ne pourrait-on pas essayer d’imaginer d’autres façons d’être attachés à la terre ? D’autres attachements qui prendraient la formes de territoires, des attachements qui prendraient la forme de manières génératives d’habiter ?
Je vous disais qu’à l’origine de mon enquête, il y a eu un chant de merle. Ce chant de merle m’invitait à repenser sérieusement ce que voudrait dire habiter le phonocène, habiter un monde de sons, habiter un monde multispécifique, c’est-à-dire un monde où l’on partage la terre avec d’autres. Et c’est donc aux oiseaux que j’ai demandé la manière dont eux-mêmes le faisaient. Et j’ai trouvé des choses inventives, passionnantes, qui m’ont semblé pouvoir m’aider à rejouer la question des territoires, à la re-politiser autrement.
Commençons par les premières descriptions des ornithologues. On a vu apparaître la notion de territoire dans des traités d’oisellerie au 17e siècle, on ne la retrouve pas ou très peu au 18e et 19e, à quelques rares exceptions. Mais début 20e, tout à coup, un intérêt nouveau va émerger. En 1920, un ornithologue amateur, Eliot Howard, publie un livre important, Territory in Bird Life, où il va décrire, et tenter de comprendre, le comportement territorial des oiseaux qu’il observe depuis des années dans la campagne anglaise près de chez lui. Prenons une observation de bruants des roseaux ([reed buntings]. En fait, Eliot Howard a été impressionné : des oiseaux qu’il a vu calmement vivre ensemble pendant l’hiver, voler de concert, chercher ensemble de la nourriture, se quereller parfois pour ce qui semble être des broutilles sans conséquences, à un moment donné, vers la mi-février, changent complètement d’attitude. Ils s’isolent les uns des autres, choisissent un lieu et s’y cantonnent, y chantent sans cesse à partir d’un de ses promontoires. Ils semblent ne plus supporter la présence de leurs congénères et s’adonnent frénétiquement à toutes les extravagances de menaces et d’attaques si l’un de ceux-ci passe une ligne, invisible à nos yeux, mais qui semble bien dessiner avec une précision remarquable une frontière. La bizarrerie de leur comportement étonne, mais plus encore l’apparente agressivité, la détermination et la pugnacité de leurs réactions aux autres, et surtout ce qu’on appellera plus tard le « luxe » incroyable des chants et des postures — couleurs, danses, vols, mouvements les plus extravagants, tout est spectaculaire, tout est ressource à spectacularisation.
Pour Howard, les oiseaux s’assurent un territoire qui leur permettra de s’accoupler, de construire le nid, d’y protéger les petits et d’y trouver de la nourriture en suffisance pour nourrir la nichée. Mais d’autres histoires et d’autres théories ne vont pas tarder. Tout un courant de recherches s’est créé, et les observateurs seront de plus en plus nombreux à interroger un nombre de plus en plus important d’oiseaux. Pour certains, le territoire serait d’abord lié à la rivalité des mâles autour des femelles. Pour d’autres, il constitue un lieu de retrait par rapport à la vie collective. D’autres encore envisagent qu’il est un lieu de parade et de promotion, que ce soit pour attirer les femelles, ou à l’adresse des autres mâles. La multiplication des manières d’être territorial convoque, au fur et à mesure des découvertes, une multiplication des théories.
Une question s’impose. Pourquoi cette attention aux comportement territoriaux émerge-t-elle vers les années vingt du 20e siècle, alors que cela avait déjà été observé bien avant, je l’avais signalé, mais sans donner lieu à un intérêt particulier ni à une quelconque théorisation ? Il y a sans doute plusieurs réponses, mais je crois que la plus intéressante est celle que donnent eux-mêmes les ornithologues : parce que Howard et ceux qui ont embrayé ce type de recherches à sa suite ont complètement modifié la manière de faire. Ils ont suivi des vies d’oiseaux, ce qui veut dire deux choses : d’une part, ils ont prêté attention à des histoires de vie, à l’élaboration de véritables biographies, d’autre part, et le terme « vie » prend alors un sens très concret, ils ont rompu avec la pratique majoritaire des ornithologues et des amateurs qui, jusqu’à cette époque, étudiaient les oiseaux principalement en les tuant ou en prélevant leurs œufs pour constituer des collections ou élaborer des catégories.
L’intérêt pour les biographies va considérablement modifier ce qu’on savait des oiseaux et va le faire d’autant mieux qu’une chercheuse, pionnière dans ce domaine, Margaret Morse Nice, va avoir l’idée de les baguer.
Nice observe des bruants chanteurs [song sparrows] fin des années vingt, en amateure, dans son jardin de la campagne des environs de Colombus en Ohio. Elle comprit assez vite qu’elle ne pourrait vraiment connaître ses bruants et les comprendre que si elle les reconnaissait individuellement. Elle bagua donc les pattes des oiseaux d’une combinaison de quatre anneaux de couleurs et d’un anneau en aluminium. En 1932, 136 bruants, mâles et femelles, étaient bagués — mais elle connaissait si bien les mâles qu’elle arrivait, en ce qui les concernait, à savoir qui était qui en les écoutant, chacun ayant un répertoire unique de six à neuf chants différents. Elle découvre ainsi que les mâles retournent chaque année au même territoire, que certains partent en migration — ceux qu’elle appellera les résidents d’été— et que d’autres font le choix de rester toute l’année— les résidents d’hiver. Le mâle 2M vécut neuf ans, et pendant ces neuf ans garda le même lieu. Il se déplaça très légèrement, à peine cinquante mètres, entre 1930 et 1934, mais revint exactement au lieu d’origine les années suivantes. Les femelles, en revanche, manifestent moins de constance, et parfois même changent de mâle en cours de saison, pour une seconde nichée. Margaret Nice remarque également que les batailles occasionnent ce qu’elle appelle des « prises de rôle ». Lorsqu’un oiseau tente de faire intrusion dans un territoire occupé, il prend clairement, au niveau comportemental, le rôle de l’intrus : plus il s’approche du centre du territoire, moins il est déterminé et plus l’occupant sera agressif. C’est ce qui explique que chez les bruants chanteurs, un territoire change rarement de « pattes », jamais on ne voit un oiseau être expulsé de son lieu de vie, même après des conflits. Mais ce qui apparaît constituer une règle est bien plus compliqué. Ainsi, prenons le cas d’un territoire dans lequel vivait l’année précédente un oiseau qui a migré. Si à son retour de migration, le territoire qu’il occupait l’année précédente s’avère occupé, c’est l’actuel occupant, l’actuel résident, qui prend le rôle de l’intrus. Sauf cas assez rares, il sera expulsé. Les batailles décrites jusqu’alors chez les oiseaux, dit-elle, ne mentionnent pas la différence des rôles, sans doute parce que les oiseaux n’étaient pas bagués.
Avec le baguage, on découvre des histoires de vie, des attachements à des lieux, des oiseaux qui font des choix : ainsi 4 M, qui fut bagué en 1929 resta sur le même lieu, mais en se déplaçant de quelques mètres chaque année. L’hiver 1931-1932, il habita 30 mètres plus à l’ouest, sans qu’aucun oiseau ne l’y contraigne. Les premières années, c’était un oiseau pugnace, le tyran du voisinage. Il ne cessait d’obliger 1M, son voisin, à défendre ses frontières. A partir de 1932, il dépense beaucoup moins d’énergie à chercher querelle et va même autoriser 110M, un résident d’été juvénile, à s’installer dans l’ancien territoire de 1M, sans protester. Avec l’identification de chaque oiseau, Nice découvre que les relations personnelles pourraient compter, ce qui expliquerait le fait que certains résidents d’hiver sont parfois tolérés sur un territoire en cours d’installation, que là où l’on devrait s’attendre à des conflits, on voit d’autres arrangements. Les femelles apprennent les frontières de leur partenaire et généralement les acceptent. Mais en 1929, l’une d’elles, K2 a bâti son nid chez le voisin 4M (le pugnace tyrannique que l’on vient d’évoquer), créant, dit Nice, pas mal de difficultés pour 1M, son conjoint, jusqu’à ce qu’il parvienne à annexer cette portion de territoire.
Nice s’est attachée à suivre des oiseaux individuels et vivants car c’est à ce niveau que les variations deviennent perceptibles et prennent leur signification. Les bagues, dans cette perspective, ont rendu ces différences remarquables. Ces bagues sont, en d’autres termes, des dispositifs d’attention, c’est-à-dire des dispositifs qui rendent perceptibles des choses que jusqu’alors on ne remarquait pas.
Avec ces anneaux de métal et de couleur, d’autres choses se mettent à importer, des différences émergent, et cela change la manière dont on décrit les oiseaux : non seulement ils acquièrent des vies singulières, mais ils deviennent plus flexibles, plus compliqués, en témoignent, au sein de la même espèce, des variations, des fantaisies comportementales, des inattendus. Les bagues traduisent tout autant qu’elles mettent en œuvre un certain mode d’attention qui rend manifeste la part d’improvisation des oiseaux et qui, indiscutablement, les rend plus intéressants ; elles ouvrent des questions qui multiplient les manières d’être — résident d’été, résident d’hiver, mâle, femelle, intrus, résident, résident jouant le rôle de l’intrus, intrus jouant le rôle de résident, mâle tyran s’apaisant sur le tard, femelle distraite. Ce que ces bagues nous apprennent également, c’est que la question de l’importance, la question du remarquable ne se distribue entre réalisme (les choses importent en elles-mêmes) et subjectivisme ((les choses n’importent que pour nous) que par un coup de force, et qu’elle devient beaucoup plus féconde si on fait intervenir des médiateurs, qui compliquent les choses, qui multiplient les histoires et les rendent plus intéressantes. Les bagues, en d’autres termes, sont des médiateurs d’importance, elles font que ce qui importe aux oiseaux devienne important pour les chercheurs.
Si j’insiste tant sur ceci, c’est parce qu’il m’a fallu apprendre à faire attention à une chose, lors de mon enquête : j’ai appris à faire attention à la manière dont les chercheurs font attention à ce qu’ils observent. Ainsi, j’ai appris que s’ils peuvent dire que l’oiseau chante son territoire, ils peuvent également penser que le territoire fait chanter son oiseau. Et le fait de pouvoir envisager de le dire de deux manières change tout. Je vais essayer de le montrer. Cela ouvre de nouvelles perspectives. Cela permet de « rejouer » les choses, et de découvrir des choses bien plus intéressantes. Les chercheurs, je l’ai appris, ont appris à parler une syntaxe particulière en étant capable de dire que l’oiseau chante le territoire et que le territoire fait chanter l’oiseau. Ils activent la syntaxe de la voix moyenne.
Cette syntaxe oubliée qu’est la voix moyenne est celle que cultivait les anciens grecs. La voix moyenne, c’est la forme grammaticale qui permet de distribuer autrement les régimes de passivité et d’activité. Il s’agit, avec la voix moyenne, de redistribuer l’action non plus entre un sujet actif qui en a le total privilège et un objet passif totalement dénué de la possibilité d’agir, mais entre tous des actants dotés tous d’un degré plus ou moins marqué d’action. Ainsi, pour en rendre compte, le philosophe Bruno Latour prend l’exemple d’une scène de bande dessinée dans laquelle la petite Mafalda voit son père fumer et lui demande s’il fume sa cigarette. Interloqué le père, dans son nuage de fumée, lui demande ce qu’elle croyait pour poser cette question. La petite chipie lui répond qu’elle pensait que la cigarette fumait son père. La dernière image nous donne à voir le père soudain paniqué déchirer en petits morceaux son paquet. Latour ne donnera raison ni au père ni à la petite fille. Ni au père qui croyait fumer, en pleine autonomie. Ni à la petite Mafalda, parce que la cigarette n’a pas la puissance d’action nécessaire pour « fumer » le père. En fait, la cigarette, sa nicotine, ses additifs addictants, son cowboy, bref, tout cela a le pouvoir de faire fumer le père. Et c’est cela la voix moyenne, ce sont ces situations où la syntaxe distribue autrement les régimes d’action ; les choses nous font faire, elles nous invitent, nous incitent, nous mobilisent, nous poussent, nous conduisent, nous appâtent, nous appellent. Habiter le phonocène, c’est, je crois, redistribuer les régimes d’activité, c’est quitter celui des causes (là où les causes agissent sur des effets qui pâtissent) pour rendre au monde son pouvoir d’agir en nous faisant agir. Un territoire fait chanter son merle. C’est renouer avec le fait que si les choses importent, c’est parce que elles sont capables de nous appeler pour faire sentir leur importance. Voilà également pourquoi j’insiste sur les bagues qui rendent certaines choses remarquables : ce sont des médiateurs qui tordent la langue des choses en activant la voix moyenne.
Je reprends après ce passage un peu théorique et difficile : si j’insiste autant sur la syntaxe de la voix moyenne, c’est parce que je la retrouve souvent dans les écrits des chercheurs, notamment lorsqu’ils décrivent de nouvelles manières de faire territoires qui compliquent ces derniers en faisant intervenir d’autres éléments, d’autres actants, d’autres motifs dont on n’avait pas mesuré l’importance. Et c’est parce que lorsque je retrouve cette syntaxe de la voix moyenne, celle du « faire faire », je découvre des choses passionnantes, je découvre une autre façon de penser le territoire. Je vais vous en donner quelques exemples, qui à mon sens, rejouent complètement l’idée du territoire comme propriété, et permettent d’envisager l’« appropriation » en donnant un tout autre sens au terme « approprié ».
L’ornithologue anglais Julian Huxley et Eliot Howard, celui dont je vous ai déjà parlé, sont allés observer ensemble, fin décembre 1933, des foulques macroules [Eurasian coots] vivant sur un plan d’eau artificiel près de la maison de Howard. Je le signale juste en passant, mais j’ai remarqué que c’est chose fréquente chez les ornithologues qui étudient le territoire que d’aller se rendre visite les uns chez les autres pour observer ensemble. Et ce n’est pas anecdotique. Le territoire, très souvent, a été étudié à la maison. Contrairement à beaucoup d’autres sujets d’étude, comme les migrations ou d’autres comportements, beaucoup de chercheurs ont étudié les oiseaux près de chez eux, en quelque sorte dans leur propre territoire. Ce qui explique également le fait qu’il y a eu beaucoup d’amateurs ayant fait des recherches très significatives dans ce domaine (Howard est un amateur, Margaret Nice en est une autre, et il y en eu beaucoup). Bref, retour à la visite de Julian Huxley chez Eliot Howard, la veille du nouvel an. Ils observent ensemble le 31 décembre. Les foulques macroules sont en couple, et plusieurs couples occupent des territoires bien délimités, l’espace est clairement territorialisé. La nuit du 31 décembre au 1er janvier, il gèle assez fort. De retour à l’étang où il se rend seul, Huxley constate qu’une bonne partie des eaux de sa surface est figée par la glace. De tous les oiseaux présents à ce moment-là, seul un couple adopte encore un comportement territorial, le couple qui occupe la partie partiellement non gelée de l’étang. Les autres oiseaux, dit Huxley, dont le territoire a été gelé, ont comme perdu leur instinct territorial. Plus remarquable encore, il constate que si un mâle voisin entre dans le territoire du couple encore territorial, le mâle ne réagit pas tant que le premier reste sur la partie prise par la glace. La glace, conclut Huxley, a en quelque sorte transformé le territoire en « terrain neutre ». Les autres membres, déterritorialisés par la glace, vont par moments se regrouper et occuper l’espace de manière relativement indifférente, à l’exception de la portion défendue par le couple resté territorial. Il faut en déduire, conclut Huxley, que le comportement territorial dépend non seulement d’un état physiologique interne, mais également de la manière d’être du terrain, de sa présence effective.
L’espace avec le territoire, visiblement, change de propriétés. Et si l’on parle de comportement territorial, sans doute devra-t-on envisager que le milieu lui-même « se comporte », qu’il se laisse, ou non, approprier. L’espace coopte des modes d’attention, des manières d’être. « L’espace contient des forces, me propose Thibault De Meyer, des puissances, que les actes de territorialisation viennent chercher ». Mais alors : si le comportement territorial est un comportement d’appropriation comme l’usage le laisse souvent entendre, il ne l’est plus au sens le plus commun de « posséder » ou d’acquérir, mais au sens de rendre « propre » à soi. Lorsque je traduis Huxley en affirmant que l’espace change de propriétés, c’est pour désigner d’abord le fait qu’il peut être vécu différemment, qu’il peut, comme chez les foulques macroules être pris tantôt dans un agencement territorial, tantôt, littéralement, être dé-territorialisé. Mais qui ou qu’est-ce qui est déterritorialisé ? L’espace gelé ou le foulque qui ne vit plus le territoire comme sien ? Je dirais les deux, justement, car tous les deux ont été dés-appropriés après avoir été appropriés l’un à l’autre. L’espace avait territorialisé l’oiseau tout autant que l’oiseau avait territorialisé l’espace.
Ce qui change totalement le sens du terme « approprier ». Le terme d’appropriation prend ici le sens proposé par le philosophe Etienne Souriau. Posséder, ce n’est pas s’approprier mais devenir soi-même approprié à, tout autant que rendre ce dont on s’approprie propre à soi. On retrouvera une conception très proche et encore plus claire dans le livre de la juriste Sarah Vanuxem, lorsque celle-ci cherche, dans l’histoire du droit français et dans l’anthropologie, les interprétations qui permettraient de rompre avec la conception de la propriété comme un pouvoir souverain sur les choses, pour penser les choses comme des milieux qu’il s’agit d’habiter : « dans les douars chleus montagneux, s’approprier un lieu consiste à le conformer à soi et à se conformer à lui ; s’approprier une terre revient à se l’attribuer comme à se rendre propre à elle ». Ce qui veut dire que l’on est territorialisé tout autant qu’on territorialise. Il s’agit de transformer l’espace non tant en « sien », mais en « soi ».
C’est me semble-t-il évident quand on considère la manière dont les mammifères marquent leur territoire. Nombre de mammifères non seulement marquent les lieux et les choses avec leurs odeurs, leurs laissées et leurs marques, mais certains marquent leur propre corps avec leurs propres sécrétions, en les transférant sur différentes parties de celui-ci. Plus étonnant encore, nombre d’entre eux s’imprègnent également de l’odeur des choses du lieu territorialisé, terre, herbes, charognes présentes, écorce des arbres. L’animal devient alors tout autant approprié par et à l’espace, qu’il se l’approprie en le marquant, créant avec les lieux un accord corporel par lequel le « soi » et le « non soi » sont rendus indistincts. Le marquage territorial serait alors une forme d’extension du corps de l’animal, du mammifère territorial en l’occurrence, dans l’espace.
On me rétorquera que les oiseaux marquent peu. Mais ils chantent. Et le chant pourrait avoir une fonction similaire, ce qui permet de comprendre à présent qu’on puisse aussi bien dire que l’oiseau chante son territoire (certains ornithologues parlent d’ailleurs de « territoire chanté ») et que le territoire le fait chanter. A condition de penser le chant comme matière, toile tendue semblable à celle que tisse l’araignée, extension du corps de l’animal dans l’espace, appropriation du corps par l’espace chanté. En d’autres termes, le chant de l’oiseau fait corps avec l’espace. Le chant est le mode expressif par lequel un espace chanté prend corps et devient une extension du corps de l’oiseau.
On peut, à partir de là, envisager encore d’autres possibilités à ces chants et les comprendre et les entendre tout différemment. Les chercheurs ont beaucoup insisté sur les comportements agressifs aux frontières des territoires. Mais un certain nombre d’entre eux ont rapidement compris que ces comportements étaient surtout du bluff, du spectacle, et que ce spectacle n’était finalement joué que pour être joué : le territoire, dira Souriau commentant leurs travaux, est traversé d’intentions spectaculaires. Tout dans le territoire est, comme le disent Gilles Deleuze et Felix Guattari, matière à expression. Tout, dans le territoire, est ressource à spectacularisation. Et c’est de l’art.
Ce qui modifie complètement la manière de l’envisager. On ne peut plus affirmer que le chant défend le territoire sans en même temps affirmer que le territoire devient prétexte à chanter, que le territoire est mis au service du chant. Mais ceci nous donne alors une autre perspective. Car si le territoire est mis au service du chant, au service des exhibitions, au service de l’art, la présence des autres, des congénères devient essentielle, les autres deviennent condition d’une territorialisation réussie.
D’abord, si au début des recherches, les scientifiques étaient impressionnés par les conflits aux frontières, ils ont rapidement remarqué, je l’ai dit, que ces disputes en fait n’avaient pas souvent de conséquences. Non seulement, il n’y a que très peu de blessures, mais en outre, ces conflits ne débouchent souvent sur rien, l’oiseau reste sur son territoire et n’est pas expulsé. Tout au plus il va en concéder une petite portion. Les chercheurs ont donc conclu que les conflits aux frontières avaient une autre fonction. Mais quelle fonction ? Elles sont nombreuses, mais une d’entre elles m’intéresse particulièrement : d’une part, ces conflits et ces agressions sont avant tout du spectacle, du simulacre, mais en outre on remarque souvent que les oiseaux cherchent des prétextes à ces disputes aux frontières. Enfin, un dernier élément doit nous intriguer : on observe que les oiseaux organisent leurs territoires de telle sorte à être proche les uns des autres. Il y a parfois d’immenses étendues disponibles, dont la qualité des espaces est équivalente, et les oiseaux collent leurs territoires les uns contre les autres au lieu de se disperser !
Comment comprendre cela ? L’ornithologue James Fisher va, dans les années cinquante, demander qu’on prête attention au fait que le territoire, c’est avant tout « un grand échange d’authentiques exhibitions ». Fisher va reprendre une proposition de l’ornithologue Frank Fraser Darling. Ces soi-disant combats et ces chants prétendument agressifs, sont « des stimulations sociales ». Fraser Darling s’était fondé sur son étude des oiseaux vivant en colonie, les goélands argentés, pour affirmer que la coprésence des congénères les stimule. Il va plus loin : les stimulations peuvent émerger de la simple présence des autres, mais le territoire les intensifie. Ce qui conduit Fraser Darling à cette proposition passionnante : l’une des fonctions les plus importantes du territoire chez les oiseaux, alors, « est l’apport d’une périphérie, c’est-à-dire une limite par laquelle l’oiseau est en rapport avec un voisin ». En d’autres termes, « en se poussant les uns contre les autres plutôt que de se disperser, les oiseaux se donnent une périphérie ». Ils se créent des voisins. Et ces voisins donnent sens au territoire, ils lui donnent son motif, son énergie, ses puissances. Fraser Darling précise : parce qu’il constitue « une place composée d’une part, de un ou deux points d’attention — le nid et le poste de chant— et, d’autre part, d’une périphérie », le territoire « permet de faire tenir ensemble deux exigences conflictuelles : la sécurité et une frontière où il se passe des choses ». Car tel est l’enjeu, selon Fraser Darling. La périphérie est un haut lieu de vie, ou plutôt même, de vitalisation. C’est le lieu où les oiseaux s’activent. Ce sont, dit Thibault De Meyer, des « dispositifs d’enthousiasme » (comme les match de Football dit Thibault). Fraser Darling explique que nombre d’oiseaux, non seulement n’évitent pas les « clashs » mais semblent au contraire « chercher toutes les occasions d’en provoquer pour les stimulations émotionnelles que cela leur apporte ». Il y a de l’ambiance aux frontières, et cette ambiance est le plus souvent délibérée. Et c’est cela également ce qu’offrent le territoire et la formidable théâtralisation de ces jeux à ses limites. Car les animaux, tout comme nous, conclut Fraser Darling, « ont besoin de sortir d’eux-mêmes ». Il y aurait, dans la vie animale, une « responsivité réciproque ».
On pourrait alors penser que ces conflits qui n’aboutissent en apparence à rien, puisque rarement les territoires changent de main, constitueraient des sortes de drames, sans cesse rejoués pour eux-mêmes, et qui ont des effets. Ils activent, tant ceux qui les jouent, que ceux à qui sont destinés ces jeux. Le territoire, si je reprends ce qui précédait et la dimension artistique des rencontres chantées et paradées, c’est la création de voisinages qui permettent aux oiseaux de créer de concert.
Ce qui mènera par ailleurs nombre d’ornithologues à penser que les territoires sont des formes que moi-même j’appellerais de « composition », à la fois au sens musicaux et au sens de manières de composer socialement, voire politiquement : une cosmopolitique expressive. Mais ce sont également autant de « partitions », le français proposant deux significations à ce terme, à la fois au sens musical de script et au sens de partition-partage. Faire, avec les territoires, un art des partitions. Habiter le phonocène et en dessiner la géographie par des partitions, ce serait faire une géographie phonocénique. Les territoires, seraient alors des compositions musicales et spectaculaires par lesquelles les oiseaux ont inventé une version passionnante et traversée de beauté musicale, visuelle et chorégraphique, du voisinage. Les territoires sont des compositions et des accords mélodiques. Il s’agit d’autant plus vraisemblablement de cosmopolitique expressive que l’on a constaté un phénomène étonnant. Fisher a en effet remarqué que les voisins tendent, dans la plupart des cas, après quelques disputes au début de l’installation, à vivre en paix, à se reconnaître, à adopter des chants similaires. C’est ce qu’il a appelé le « Dear Enemy Effect », l’effet du cher ennemi. Le voisin est un cher ennemi : celui avec lequel les disputes sont prévisibles et souvent bien rodées, comme un rituel (comme les disputes de vieux couples, en fait ) et celui dont on adopte la manière de chanter. On se reconnaît entre voisins, on chante les mêmes chants, on partage les mêmes répertoires et on rejoue les mêmes vieilles querelles.
Chez les bruants à couronne blanche de la région de San Francisco, par exemple, les juvéniles mâles établissent leur territoire très tôt, bien avant la saison de reproduction, et restent territoriaux tout au long de l’année. Ces mâles ont quatre chants différents au départ, mais au fur et à mesure, ils vont en privilégier deux types, qui s’accordent avec celui des voisins avec qui ils interagissent. On constate que leurs chants se modifient au contact des contrechants de ces derniers. Les alouettes des champs présentent elles-aussi ce phénomène d’accordage des chants, et les mélodies y deviennent des signatures marquant l’appartenance à un même lieu, à un même voisinage, permettant notamment aux oiseaux de se reconnaître. « Chanter comme ses voisins » crée de la communauté. Le fait de privilégier, dans son répertoire, un chant semblable à celui d’un autre oiseau jouerait également un rôle « d’adressage », c’est à dire qu’il indiquerait à son voisin que c’est bien à lui que s’adresse ce chant « accordé ».
On pourrait encore prolonger ces histoires, penser à ces multiples façons d’habiter la terre et de la chanter. Mais il est temps de conclure . Et je conclurai avec une dernière histoire. Dans les forêts du Latium, près de Rome, une bio-acousticienne italienne, Rachele Malavasi, et un spécialiste de l’écologie des sons, Almo Farina ont récemment découvert des chorales interspécifiques réunissant plusieurs espèces qui chantent ensemble à l’aube et au coucher du soleil, avec des rouges-gorges, des pinsons des arbres, des roitelets à triple bandeau, des grimpereaux des jardins, des troglodytes, des mésanges charbonnières, des pics, et d’autres passereaux. On pensait que les chœurs d’oiseaux territoriaux n’existaient que très rarement, et qu’on n’en trouvait que dans les régions d’Amérique du Sud. On se trompait. On n’avait sans doute pas encore assez bien écouté.
Et cette découverte est réjouissante. Car elle montre que les chercheurs font attention, et qu’ils font confiance à la très grande inventivité des oiseaux. Ces histoires, cette confiance en l’inventivité des oiseaux me nourrissent et me donnent de l’espoir, comme elles pourraient bien nourrir ceux, qui comme moi, tâchent d’habiter le phonocène. Parce que ces chercheurs font honneur à de multiples importances, à la beauté, à l’enthousiasme, à la très grande diversité des motifs de ceux qui les ont touchés. Et parce qu’ils nous rappellent que si la terre gronde et grince, elle chante également. Mais que ces chants pourraient bien disparaître, et qu’ils disparaîtront d’autant plus si on n’y prête pas attention. Et que s’éteindront avec eux de remarquables façons d’habiter la terre, des inventions de vie, des compositions, des appropriations délicates dont nous apprenons peut-être un peu tard, à quel point elles peuvent importer. Et ce que nous perdrons en même temps, dans toutes les choses qui importent, et je reprends ici les paroles d’une très belle chanson de Dominique A, c’est le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé.
Vinciane Despret, Dipartimento di Filosofia dell’Università di Liegi, ottobre 2019